Cap sur le large
— Mets le cap sur les vagues ! cria Nicko.
Une lame venait de s’écraser contre le flanc du bateau, les submergeant d’eau glacée. 412 devait lutter contre le vent et la puissance du courant pour manœuvrer la barre. La bise qui hurlait dans ses oreilles et la pluie qui fouettait son visage ne lui facilitaient pas la tâche. Nicko s’élança vers la poupe et, en pesant de toutes leurs forces sur la barre, ils parvinrent à la redresser. Le dragon présenta ses ailes au vent pendant que le bateau se retournait lentement pour faire face aux vagues.
Trempée jusqu’aux os, Jenna s’agrippait au cou du dragon. Le bateau tanguait, la ballottant comme un fétu de paille.
Le dragon humait le vent, savourant l’instant présent. Une tempête au commencement d’un voyage était toujours un heureux présage. Mais où son nouveau maître voulait-il qu’il le mène ? Le dragon fit pivoter son long cou vert et regarda son maître, cramponné à la barre avec son camarade. Son bonnet rouge était imprégné d’eau et la pluie ruisselait sur son visage.
Où souhaitez-vous aller ?
412 comprit la question contenue dans le regard du dragon.
— Marcia ? lança-t-il à ses compagnons.
Jenna et Nicko firent oui de la tête. Cette fois, rien ne pourrait les arrêter.
— Marcia ! indiqua 412 au dragon.
Celui-ci cligna les yeux sans comprendre. Marcia ? Il n’avait jamais entendu parler de ce port. Était-ce loin ? La reine le saurait sûrement.
Il pencha la tête et souleva Jenna dans les airs, comme il avait l’habitude de le faire avec les nombreuses princesses qu’il avait connues au fil des siècles. Mais la tempête qui faisait rage autour d’eux gâchait un peu la plaisanterie. A son grand effroi, Jenna se retrouva suspendue au-dessus d’une mer déchaînée qui l’aspergeait d’écume. Quelques secondes plus tard, elle était perchée sur la tête dorée du dragon, juste derrière ses oreilles auxquelles elle se raccrochait comme si sa vie en dépendait.
Où se trouve Marcia, Votre Majesté ? Est-ce loin d’ici ? demanda le dragon rempli d’espoir.
Il se réjouissait d’avance de parcourir les océans durant de longs mois avec son nouvel équipage, en quête du port de Marcia.
Jenna se risqua à lâcher une des oreilles (celles-ci étaient étrangement douces) et pointa le doigt vers la Vengeance qui approchait à toute allure.
— Marcia est notre magicienne extraordinaire. Elle est prisonnière sur ce navire. Nous voulons la délivrer.
Le dragon s’adressa à nouveau à son esprit, un peu déçu que le voyage ne soit pas plus long : Qu’il soit fait selon la volonté de Votre Majesté.
Au fond de la cale de la Vengeance, Marcia Overstrand écoutait la tempête se déchaîner au-dessus d’elle. La bague donnée par 412 était glissée au petit doigt de sa main droite, le seul à pouvoir l’accueillir. Assise dans le noir, elle se demandait comment 412 était entré en possession de l’anneau dragon d’Hotep-Râ que tous croyaient perdu depuis des lustres, mais aucune des explications qu’elle avançait ne la satisfaisait. Quoi qu’il en soit, la bague avait accompli pour elle les mêmes prodiges que pour Hotep-Râ. Elle l’avait guérie de son mal de mer. Surtout, elle avait commencé à lui restituer ses pouvoirs magiques. Petit à petit, elle sentait ses forces revenir. Dans le même temps, les ombres qui la hantaient et la poursuivaient depuis le donjon numéro un avaient commencé à battre en retraite. L’effet du redoutable vortex créé par DomDaniel se dissipait. Elle s’autorisa un sourire, le premier depuis quatre longues semaines.
En proie aux pires nausées, ses trois gardiens gisaient effondrés par terre. Ils poussaient des geignements pathétiques, regrettant de n’avoir pas appris à nager. Si cela avait été le cas, on les aurait depuis longtemps jetés par-dessus bord avec leurs deux compagnons.
Loin au-dessus de Marcia, DomDaniel était assis très droit sur son trône d’ébène, au cœur de la tempête qu’il avait suscitée. Son pitoyable apprenti grelottait à ses côtés. Le garçon était censé l’aider, mais il était tellement malade qu’il se contentait de fixer le vide d’un regard vitreux en gémissant de temps en temps.
— Silence ! aboya DomDaniel.
Il tentait de concentrer l’énergie électrique pour produire l’éclair le plus puissant qu’il eut jamais créé. Bientôt, pensa-t-il avec satisfaction, non seulement l’affreuse maison de cette enquiquineuse de sorcière sera rayée de la carte, mais l’île entière partira enfumée dans une lumière aveuglante. Il tripota l’amulette qui avait retrouvé sa place légitime. Elle était à lui, et non à cette punaise, ce sécheron de Marcia Overstrand.
DomDaniel éclata de rire. Comme tout était facile !
— Bateau à bâbord ! signala une voix provenant du nid-de-pie. Bateau à bâbord !
DomDaniel poussa un juron.
— QU’ON NE M’INTERROMPE PAS ! hurla-t-il en provoquant la chute du matelot qui s’engloutit dans les eaux bouillonnantes.
Mais cette pause l’avait déconcentré. Tandis qu’il s’efforçait de reprendre le contrôle des éléments en vue de l’assaut final, quelque chose attira son attention.
Une lueur dorée se dégageait peu à peu des ténèbres et venait vers son navire. Il chercha sa lunette à tâtons, l’appliqua devant son œil et resta stupéfait.
C’est impossible, se, répétait-il. Absolument impossible. Le bateau dragon d’Hotep-Râ est une invention, une pure légende. Il cligna les paupières pour chasser la pluie et regarda à nouveau. Ce maudit bateau se dirigeait droit vers eux. Les yeux verts du dragon étincelaient dans la nuit et sondèrent son âme à travers la lorgnette. Un frisson glacé parcourut le nécromancien. Ceci était sûrement l’œuvre de Marcia Overstrand, une projection née de son esprit enfiévré. N’avait-elle donc pas retenu la leçon, pour comploter ainsi contre lui à son bord ?
— Expédiez la prisonnière ! ordonna-t-il aux magogs. Sur-le-champ !
Les deux magogs firent jouer leurs griffes jaune sale et sécrétèrent une mince pellicule de mucus brillant, comme toujours quand ils étaient excités. Ils émirent un sifflement en forme de question.
— Je vous laisse le choix de la méthode, répondit leur maître. Faites ce que vous voulez, mais faites-le vite !
Les monstres s’éloignèrent en ondulant et laissant derrière eux un sillage de bave, à la fois heureux de s’abriter de la tempête et de s’offrir un peu de bon temps.
DomDaniel reposa sa lunette. Il n’en avait plus besoin, car le bateau dragon était maintenant assez près pour qu’il le distingue nettement. Il tapa du pied, impatient de voir disparaître ce qu’il prenait toujours pour une projection. Mais à sa grande consternation, le bateau resta. Il continuait à approcher et semblait le fixer d’un air particulièrement féroce.
Enervé, le nécromancien se mit à marcher de long en large sans prendre garde à la pluie qui s’abattait sur lui en rafales ni aux claquements des quelques lambeaux de voiles restants. Le seul bruit qu’il désirait entendre, c’était le dernier cri que pousserait Marcia Overstrand.
Il tendit l’oreille. Il n’aimait rien tant que d’entendre un être humain pousser son dernier cri. N’importe quel être humain faisait l’affaire, mais le dernier cri de l’ex-magicienne extraordinaire lui causerait une jouissance extrême. Il se frotta les mains, ferma les yeux et attendit.
Au fond de la cale de la Vengeance, l’anneau dragon d’Hotep-Râ brillait d’un vif éclat au petit doigt de Marcia. Celle-ci avait récupéré assez de Magyk pour s’extraire de ses chaînes et échapper à la surveillance de ses gardiens presque inconscients. Elle venait d’émerger de la cale et se dirigeait vers l’échelle suivante quand elle faillit glisser sur une traînée de bave. Les deux magogs surgirent de la pénombre et se ruèrent vers elle en sifflant et entrechoquant leurs dents jaunes et pointues. L’ayant acculée, ils firent jaillir leurs griffes. Leurs petites langues de serpent frétillaient tandis qu’ils approchaient, pleins d’allégresse.
Marcia se dit qu’il était temps de vérifier si sa Magyk était revenue.
— Congélation, dessiccation... Solidification ! marmonna-t-elle en tendant l’anneau vers les magogs.
Ces derniers s’écroulèrent et se recroquevillèrent telles des limaces sous l’action du sel. Une série de craquements sinistres s’éleva alors que leur salive se solidifiait, formant une épaisse croûte jaunâtre. Quelques secondes plus tard, il ne restait des deux créatures que deux petits tas racornis qui collaient au pont. Avec une moue dédaigneuse, Marcia les enjamba en ayant soin de ne pas salir ses bottines et poursuivit en direction du pont supérieur, décidée à récupérer son amulette coûte que coûte.
DomDaniel commençait à perdre patience. Il se traitait de tous les noms pour avoir cru que les magogs le débarrasseraient promptement de Marcia. Il aurait dû se rappeler qu’ils prenaient tout leur temps avant d’expédier leurs victimes, et le temps était un luxe qu’il ne pouvait s’offrir. Cette saleté de projection se dressait toujours devant lui telle une menace et elle affectait sa Magyk.
Marcia était sur le point de gagner le pont quand un rugissement retentit.
— Cent couronnes ! brailla DomDaniel. Non, mille couronnes à qui éliminera Marcia Overstrand !
Soudain, des pas résonnèrent au-dessus de Marcia. Les matelots couraient pieds nus sur le pont en direction de l’écoutille. Elle sauta à terre et se cacha du mieux qu’elle put. Les matelots se battaient et se bousculaient jusque sur l’échelle, chacun voulant être le premier à atteindre la prisonnière et réclamer la prime. Dissimulée dans l’ombre, elle les vit s’éloigner en se poussant et se faisant des croche-pieds. Quand la mêlée eut disparu sur le pont inférieur, elle ramassa sa robe trempée et grimpa à l’échelle.
La bise lui coupa le souffle, mais, après le remugle de la cale, c’était un vrai bonheur de respirer l’air froid et la tempête. Elle se glissa derrière un tonneau et réfléchit à une tactique.
En observant DomDaniel de près, elle constata pour son plus grand plaisir qu’il avait une mine épouvantable. Son teint ordinairement gris tirait à présent sur le vert et ses yeux noirs globuleux fixaient un point derrière sa tête. Elle se retourna, curieuse de voir ce qui avait pu le faire changer ainsi de couleur.
C’était le bateau dragon d’Hotep-Râ.
Le dragon fondait sur la Vengeance au milieu de la bise et de la pluie torrentielle. Ses yeux verts éclairaient en plein le visage de DomDaniel. Ses ailes puissantes brassaient lentement l’air, propulsant le bateau doré et ses trois passagers pétrifiés à travers la nuit, en direction d’une Marcia Overstrand médusée.
L’équipage du bateau dragon partageait sa stupeur. Quand le dragon avait commencé à battre des ailes et s’était arraché à la surface de l’océan, Nicko avait été horrifié. S’il y avait une chose dont il était certain, c’est que les bateaux ne volaient pas. En aucun cas.
— Arrête ! avait-il hurlé dans les oreilles de 412.
Les grandes ailes les frôlaient presque, soufflant sur leur visage une odeur de vieux cuir. 412 s’était cramponné de plus belle à la barre, confiant dans le jugement du bateau dragon.
— Arrêter quoi ? cria-t-il en retour.
Il leva vers les ailes un regard plein de feu et un large sourire se peignit sur ses traits.
— C’est toi ! lui lança Nicko. C’est toi qui le fais voler, je le sais. Arrête tout de suite ! Tu ne le contrôles plus !
412 secoua la tête. Il n’y était pour rien. C’était le bateau qui avait décidé de s’envoler.
Jenna serrait les oreilles du dragon si fort que ses doigts étaient blancs. Les vagues s’écrasaient très loin sous elle. Quand le dragon fondit sur la Vengeance, Jenna distingua le visage blafard de DomDaniel. Elle détourna vivement les yeux. Le regard hostile du nécromancien la glaçait jusqu’à la moelle, instillant en elle un terrible désespoir. Elle secoua la tête pour se défaire de ce sentiment ténébreux, mais un doute subsista dans son esprit. Comment allaient-ils retrouver Marcia ? Elle vit que 412 avait lâché la barre et se penchait au-dessus du bastingage. Cependant, le dragon poursuivait sa descente et, bientôt, son ombre s’abattit sur le nécromancien. Jenna comprit alors quelles étaient les intentions de 412 : il s’armait de courage afin de sauter à bord de la Vengeance pour récupérer Marcia.
— Non ! hurla-t-elle. Ne saute pas ! J’aperçois Marcia !
Cette dernière s’était relevée et considérait le bateau dragon avec incrédulité. Enfin, ce n’était qu’une légende ! Mais quand le dragon se précipita vers elle avec ses yeux qui émettaient des rayons verts et ses narines qui soufflaient des jets de flammes orangées, elle perçut la chaleur et sut que c’était la réalité.
Les flammes léchaient le bas de la robe trempée de DomDaniel, diffusant une odeur âcre de laine brûlée. Le nécromancien recula devant le feu et, durant une seconde, il entrevit une lueur d’espoir : peut-être n’était-ce qu’un horrible cauchemar ? En effet, un tableau impossible s’offrait à ses regards : la princesse - la Pouline -, perchée sur la tête du dragon !
Jenna se risqua à lâcher une des oreilles du dragon et glissa la main dans la poche de sa veste. Les yeux de DomDaniel étaient toujours fixés sur elle, et elle voulait que cela cesse. Pour cela, elle avait un moyen infaillible. Elle tremblait un peu en sortant la sentinelle de sa poche. Soudain, DomDaniel vit jaillir de sa main quelque chose qu’il prit d’abord pour une grosse guêpe. Or, il avait horreur des guêpes. Il chancela quand l’insecte fonça sur lui avec un cri strident, atterrit sur son épaule et le piqua férocement au cou.
DomDaniel hurla. La sentinelle le piqua à nouveau. DomDaniel lui donna une claque. L’insecte désorienté se mit en boule et se laissa tomber sur le pont où il roula dans un coin sombre. DomDaniel s’effondra.
Marcia saisit la chance au vol. À la lumière des flammes qui jaillissaient des narines du dragon, elle trouva le courage de toucher le nécromancien prostré. De ses doigts tremblants, elle explora les replis de son cou flasque et finit par trouver ce qu’elle cherchait : le lacet d’Alther. La nausée qu’elle ressentait à cet instant n’entamait en rien sa résolution. Elle tira l’extrémité du lacet, espérant défaire le nœud. Mais celui-ci tint bon. DomDaniel eut une sorte de hoquet et porta les mains à son cou.
— Vous m’étranglez, protesta-t-il en attrapant également le lacet.
Le lacet d’Alther avait beaucoup servi ; il ne résista pas longtemps à leurs efforts contradictoires. L’amulette tomba sur le pont et Marcia s’en empara d’un geste vif. DomDaniel fit une tentative désespérée pour la lui arracher, mais elle avait déjà noué le lacet autour de son cou. Aussitôt, la ceinture en or et platine apparut par Magyk autour de sa taille et sa robe se mit à scintiller sous la pluie. Marcia se redressa et considéra la scène avec un sourire triomphant. Elle avait reconquis le titre qui lui revenait de droit. Elle était de nouveau magicienne extraordinaire.
DomDaniel se releva péniblement et hurla, fou de rage :
— Gardes ! Gardes !
Il n’obtint aucune réponse. L’équipage au complet continuait à fouiller vainement les entrailles du navire.
Marcia s’apprêtait à foudroyer son ennemi de plus en plus hystérique quand une voix familière s’adressa à elle :
— Vite, Marcia. Dépêchez-vous de monter.
Le dragon inclina la tête jusqu’à ce qu’elle touche le pont. Pour une fois, Marcia fit ce qu’on lui demandait.